
Ma vie ressemblait à une scène dont les rideaux sombres étaient tirés indéfiniment. Les fonctions de mes pupilles, mes iris, mes nerfs optiques étaient obsolètes. Le noir, une couleur voleuse de lumière et d’espérance. Elle engloutissait toute clarté, comme un trou noir affamé et sans fond.
Les riches avaient une certaine aubaine de chercher une solution à leur cécité auprès des médecins, et il arrivait qu’ils puissent trouver la guérison grâce à leurs moyens financiers. Pour moi, aux ténèbres épaisses de ma cécité s’ajoutait l’obscurité effrayante de la misère matérielle. Aveugle et mendiant, qui dit pire ?!
Je connaissais les bords des chemins de Jéricho depuis si longtemps que je me demandais parfois si ma vie avait commencé là. Avaler la poussière soulevée en nuages denses et suffocants par les passants et leurs montures, jour après jour. Et malgré son inhalation par ma gorge desséchée, je devais continuer ma litanie, interpeller les gens pour quémander quelques pièces ou à défaut quelque chose.
Explorer le lexique des phrases susceptibles de toucher les habitants était un sacré défi. User d’ingéniosité et de finesse pour leur faire tourner la tête dans ma direction, et surtout susciter leur intérêt quant à mon état, c’était mon objectif de chaque instant. Les longues journées m’offraient pour compagnons les bruits des charrettes, le braiement des ânes, l’aboiement des chiens, les bavardages des gens qui déambulaient et parfois s’arrêtaient, le cri des marchands… Tout cette micro-société ne faisait que passer devant la vitrine de ma misère, m’offrant avant de disparaitre au bout du chemin, la poussière pour seule compagnie.
Dans mon monde sans images et sans couleurs, les sons, l’odorat et l’imaginaire régnaient en maitres. La nature ayant horreur du vide, l’ouïe et l’odorat étaient montés sur le trône que la vue avait déserté. Je percevais chaque froissement de vêtement, distinguais les pas des femmes et des hommes, décelais l’odeur des habitués de l’endroit. La respiration de l’individu en disait long sur sa sérénité ou son angoisse, son parfum révélait sa classe sociale, et les vibrations de sa voix divulguaient le chant intime de son âme.
Être planté au bord du chemin comme un poteau indicateur, finalement tout le monde s’était habitué à ma présence et au fil des jours, je devenais invisible à leurs yeux, ou ils décidaient délibérément de ne plus me voir pour que leur conscience ne déclencha pas le mécanisme de fourrer leurs mains dans la bourse, et la délester de quelques pièces. C’est une autre forme de cécité, volontaire, calculée, arrangeante. Ma transparence au sein de cet univers les poussait à parler sans précautions. Mon ouïe enregistrait avec dextérité chaque information audible, même chaque chuchotement, et j’en apprenais des choses, agréables ou désagréables. Je devenais le témoin forcé des commérages les plus sordides, les situations tant dramatiques qu’heureuses…
Au fil des jours, j’apprenais toute l’actualité sociale, économique, politique et religieuse de tout le pays. Je devenais à moi seul une agence d’informations nationale, certaines attisant ma curiosité, d’autres ma colère ou un semblant d’approbation. Jusqu’au jour où la nouvelle du siècle vint faire résonner dans mes tympans un son nouveau, unique que mes oreilles n’avaient jamais enregistré. Si je me hasardais à le comparer, il ressemblerait à celui du choffar, cet instrument hébraïque qui émettait un son puissant pour rallier les troupes ou donner l’alarme. Et c’est un son identique que je captai lorsque j’entendis parler du Rabbi Jésus aux œuvres controversées. Aimé et adulé par une grande partie du peuple, il l’était beaucoup moins par les religieux et les chefs du temple. Les récits et paraboles qu’on racontait étaient étonnants, allant jusqu’à déstabiliser l’observance de certaines traditions.
Mais la nouvelle de ses miracles à chacun de ses déplacements déposa dans la terre de mon cœur une graine microscopique d’espérance, mais une graine tout de même. Jamais en Israël il n’y eut autant de guérisons, de restauration, de résurrection… Subitement, le rideau sombre et effrayant qui me séparait de la lumière perdit de sa terreur, et pour maintenir cette lueur d’espoir, je fixais le regard de mon cœur sur ma toute petite graine que j’intitulerais « possible ». Oui, ce mot dit son entrée discrète dans mon lexique personnel, prometteur d’une semence féconde et libératrice.
Le Maitre se déplaçait de village en village, et ma préoccupation première devint de l’interpeller lors de son passage dans mon village, mais ma hantise fut de le rater. Je ne vivais plus que pour ce projet. Le son des pièces qu’on me jetait, et qui me réjouissait, passait en second plan. J’attendais avidement un autre bruit : la voix du Fils de l’homme au cœur d’or, du Fils de Dieu et Roi serviteur parmi les hommes, côtoyant les pestiférés, les laissés-pour-compte, les déguenillés, les lépreux, les crasseux, les alités… Je saurais discerner sa voix parmi mille. Pas de doute, « c’est de l’abondance du cœur que la bouche parle », et la voix de son cœur est certainement unique, rassurante, juste, et garante de liberté et de vie.
C’est un jour comme un autre. J’essayais de m’élever au-dessus de ce quotidien couleur cendre. Imaginer un avenir où le noir était inexistant, où un peintre m’apprendrait l’alphabet des couleurs, dont le spectre était perçu en fonction de la longueur d’onde de la lumière, que je chevaucherai pour explorer un monde meilleur.
Ma tentative de m’extirper à ce microcosme suffocant se solda par un écher car l’agitation d’une foule toute proche me ramena à la réalité. Je tendis les deux oreilles, compris que les voix, les commentaires, le déplacement des corps véhiculaient une excitation inhabituelle. Un son d’alerte, le même déjà perçu, résonna dans le labyrinthe de ma conscience, poussant les battants d’une porte qu’il ne m’était pas permis de franchir : Il est là ! Le Maitre est là, je le sais ! Le son émis par les battements de mon cœur était à deux doigts de couvrir le bruit des conversations. Mon ouïe redoubla d’acuité, déchiffrant chaque phrase, chaque mot, et cherchant à trouver le lien entre ces informations. Oui Il arrive, pas loin, si proche. Alors les mots fusèrent de ma gorge, comme un barrage cédant sous la pression de tant d’années d’obscurité, de misère, d’isolement :
- Fils de David, Jésus, aie pitié de moi !
Je sentis des individus m’entourer et me sermonner pour me faire taire. Comment peut-on me reprocher de crier ma détresse à la Lumière venue parmi les humains, et implorer son secours ? C’est aujourd’hui le jour du salut, ou jamais ! Mes cordes vocales exercées à crier toute la journée pour mendier, puisèrent dans leurs réserves et balancèrent des décibels qui couvrirent toutes les voix de la multitude. Mon cri tonna dans les airs, et rendez-vous fut pris immédiatement avec Jésus qui s’arrêta. Le souffle coupé, j’entendis la foule me dire :
- Prends courage, Il t’appelle.
Je bondis avec l’énergie du désespéré, fit virevolter mon manteau et m’approchai de la Solution divine à l’équation complexe de ma vie, déterminé à repartir avec l’obscurité en moins. Je l’entendis m’interroger :
- Que veux-tu que je te fasse ?
Quelle question déconcertante ! Il était prophète, Fils de Dieu connaissant mes besoins les plus intimes… A l’extrême, je le suppliai :
- Rabbouni, que je recouvre la vue.
Il m’adressa la réponse la plus curieuse jamais entendue :
- Va, ta foi t’a sauvée !
A peine ces quelques mots avaient-ils heurté la paroi de mes tympans qu’une autorité colossale déchira le rideau opaque devant les yeux de mon cœur. Sa Parole dépouilla mon âme de cette membrane qui l’empêchait de respirer, la propulsa hors de son cachot comme lors d’un accouchement. Je sentis s’engouffrer en moi des bouffées d’oxygène d’un autre temps, d’un autre espace. Je naissais une seconde fois, à une vie qui m’était totalement inconnue, mais c’était du sur mesure pour moi. J’étais crée pour une nouvelle vie qu’Il m’offrait, Lui le Maitre.
Simultanément, son regard tira son chargeur d’amour au fond du mien. L’œil, cette fenêtre du cœur, Il en franchit le seuil comme une aube naissante, mélange de sève d’un nouveau printemps, d’héritage retrouvé, de fraicheur lumineuse, de dynamisme ascendant vers des hauteurs inconnues pour moi à ce jour. Je crûs entendre le choffar qui scella, il y a longtemps le sort de Jéricho, lorsque Josué le fit retentir en faisant le tour de la ville avec son armée, selon les instructions de l’Eternel. Les murailles s’écroulèrent et la bataille fut remportée. Ce son puissant qui annonçait pour les hébreux tous les 50 ans, la libération des esclaves, le renoncement aux dettes, le retour des terres à leurs premiers propriétaires, il eut le même effet sur les murailles devant mes yeux qui s’effritèrent, devinrent poussière. Une autorité hors du commun m’extirpa aux bas-fonds de mon bagne, et me remit dans les bras de sa Lumière et sa Liberté.
J’entendis le grincement de la porte blindée qui m’occultait la lumière, comme rendant son dernier soupir. Le déluge de photons s’infiltra par mes yeux, comme des propriétaires retrouvant leur maison d’origine, leur héritage volé. Je dégustai le menu de sa délivrance, et je distinguai la foule hagarde et choquée, mais pas autant que moi, Bartimée fils de Timée. Je voyais, j’apercevais, je découvrais, j’embrassais du regard, je visualisais, je scrutais, je contemplais cette marée humaine, enregistrant chaque sourire, chaque émotion, chaque expression. Le son des choses, des personnes, des bêtes s’emboita et fit qu’un avec leurs images, et je pénétrai dans un monde nouveau et exaltant.
Depuis ce jour, ma vie et ma vue furent scellées à celle du Christ. Je le suivais où qu’Il aille, Lui ma Lumière, mon soleil, mon phare, mon étoile du matin.
Bienvenue Seigneur dans ma vie. Bienvenue chez Toi.
Najat
Ton écriture est tellement riche. Merci pour ce beau texte.
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Merci à toi Flora pour ton soutien,
Belle soirée
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Merci à toi !
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Le titre est bien choisi et le contenu est édifiant
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Merci Edmond, pensées fraternelles
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