CIRCONCISION DU COEUR

Références bibliques :  Actes 9 : du verset 1 à 22

Nos montures martelaient le sol du chemin de Damas, et semblaient aussi nerveuses et pressées que nous de gagner la ville et ramener de force les disciples du christ hérétiques à Jérusalem. Leur religion se propageait à une vitesse vertigineuse. Je devenais de plus en plus déterminé à combattre leur doctrine et les jeter en prison.

J’ai le privilège d’avoir été enseigné aux pieds de l’éminent pharisien, Gamaliel, dans les arcanes de la loi et des traditions juives. Ma passion pour mes racines hébraïques motivait ma vie sur tous les plans, me galvanisait, m’insufflait un zèle religieux qui devint le fondement de mon existence.

Ma raison de vivre : arrêter toute personne susceptible de s’opposer au judaïsme, et réduire au silence les blasphémateurs. Je devenais comme un félin en chasse, reniflant leur présence dans les localités voisines tout autant qu’au-delà des frontières du pays. Cette idéologie se ramifiait partout telle une pieuvre, et il était de mon devoir de stopper la propagation de ses tentacules. Les jeter en prison quitte à déclencher des drames familiaux, les faire taire, arrêter cette pandémie spirituelle… j’y mettais toute ma vigueur et mon dévouement pour la cause de Dieu. Mon cœur était recouvert d’une membrane hermétique, barrière inviolable face à tout sentimentalisme, toute concession, toute compassion émotionnelle. Défendre l’honneur de Dieu suggère une intransigeance et une fermeté à toute épreuve. Et j’étais déterminé à en user jusqu’à l’éradication totale des adeptes de cette secte.

Parfois la lapidation était de rigueur. Celle qui avait marqué les mémoires fut la lapidation d’un chrétien nommé Etienne, condamné par le Conseil à cause de son blasphème. Les plus âgés d’entre nous l’avaient lapidé pendant que je gardais leurs affaires. Jeune et passionnée, j’étais aux premières loges pendant l’exécution. Je ne lui avais jeté aucune pierre, mais en pensée je lui en avais expédié une avalanche.

Ce jour-là, nous étions électrisés, prêts à débusquer l’erreur où qu’elle était. La communion d’Etienne avec son Dieu nous rendait fous. Sa manière de vulgariser sa relation avec le Créateur, de lui parler comme si c’était un simple homme, était insupportable. Tout juif savait qu’on ne pouvait voir Dieu et vivre ! Et lui le déclarait avec tant de conviction et d’arrogance. Ce n’était qu’un marginal avec un discours surréaliste, hors du temps, témoin d’un royaume étranger à nos coutumes, une idéologie décalée et faiblarde, contraire à nos saintes lois. Pendant qu’il recevait sur son corps les pierres lancées par mes compatriotes, et que sa chair éclatait sous les coups, il intercédait pour ses bourreaux. Il priait Dieu pour « qu’Il ne leur impute pas ce péché », pour qu’Il leur pardonne le mal qu’ils étaient en train de commettre. Je contemplais la scène, entendait la supplication de ce jeune, messager d’un autre temps, si gênant pour mon héritage pharisien.

Sa requête en faveur de ses ennemis fragilisait la vigueur de nos croyances légalistes, faisait vaciller des traditions qui avaient survécu à des siècles d’épreuves. Pendant qu’il parlait à Dieu, comme à la personne qui lui était la plus proche, son visage brillait d’un éclat jamais vu. Il ne venait pas sur le terrain du combat religieux, répondait à l’offense par le pardon, et la haine qui lui était destinée de notre part à tous, ne trouvant en lui aucun écho, revenait se nicher dans les replis de nos cœurs, nous rendant doublement hargneux et cruels. A ses paroles, je sentais se glisser à l’orée de mon cœur la pointe d’une lame, ébauche d’une incision qui rappelait la circoncision de la chair dont nous avions coutume dans notre communauté. Celle-là s’opérait à l’intérieur, saignait différemment, touchait des profondeurs en moi que je ne pouvais pas moi-même atteindre. Elle était orchestrée par une puissance invisible, impénétrable et déconcertante.

Non je ne céderais aucunement aux influences occultes de cette secte. La loi c’est la loi. Elle se devait d’être appliquée. Rien ne me détournerait de ma mission. D’ailleurs nous nous approchions de Damas, et les lettres de recommandations dans mes bagages me permettraient de ramener un grand nombre de chrétiens. J’irais jusqu’au bout pour accomplir la volonté de Dieu et sa loi divine.

Pour arriver à toucher mon cœur, il faudrait traverser des forteresses construites avec des matériaux indestructibles de la loi hébraïque. Aux pieds de mon maitre pharisien, toutes ces zones offensives et défensives furent fortifiées, rendant mes émotions et mon cœur inaccessibles à toute composition étrangère à la partition traditionnelle ancestrale. Tout aventurier se perdrait dans ses steppes arides, et déclarerait forfait ou se soumettrait à la loi. Deux options subsistaient pour les chrétiens : obéir aux commandements ou être retranché de la communauté, voire mourir.

Mes pensées fertiles séchèrent subitement devant la scène de son et lumière qui s’invita aux abords de Damas. La clarté des rayons lumineux percuta ma rétine brusquement, me rendant immédiatement orphelin de la vue. Simultanément, je l’entendis me parler simplement, comme si on se connaissait depuis toujours. Lorsque la voix retentit, le temps se mit sur pause, et j’encaissais le choc, terrassé au sol comme un ver de terre. Ses paroles arpentaient les dédales de mon intelligence, la parsemant de panique étrange.

–         Saul, saul, pourquoi me persécutes-tu ?

–         Qui es-tu Seigneur ?

–         Je suis Jésus de Nazareth que tu persécutes.

Une nuit noire tomba d’un coup, sans préambule, sans crépuscule annonciateur, comme un rideau opaque tirée par une puissance invisible. Lorsque ma vue intérieure fût exposée à sa lumière, celle-ci me révéla cruellement mes ténèbres, me plongea dans un monde sombre qui était le mien, sans pitié. En un clin d’œil, je fus transporté et enfermé illico dans ma propre prison, sans barreaux mais tout aussi froide, humide, oppressante que les geôles où j’envoyais les chrétiens jusqu’à périr. Le tremblement qui saisit mon corps n’était rien comparé aux secousses sismiques de mon cœur. L’édifice construit pierre par pierre s’écroula comme un château de sable emporté par une vague.

L’autorité de sa voix ne contenait ni condamnation, ni reproche, m’annonçait simplement, comme un poteau indicateur la porte de la rédemption qui s’ouvrait sur son cœur. Le métal de méchanceté de mon armure se liquéfia sous le feu du Fondeur, et je me trouvai mis à nu, devant le regard de son cœur que je croisai pour la première fois. Mes yeux étaient plongés dans le noir, mais je voyais de l’intérieur. J’avais honte de mon âme hideuse.

Les rivages de mon existence, jonchés de la souffrance des chrétiens, me rappelaient combien j’étais juge et parti. Je prononçais la sentence puis l’exécutais, enivré par une folie meurtrière qui tirait sa subsistance de la haine de l’autre et de propre justice. Ce désir de me venger de ces gens me rongeait de l’intérieur comme une maladie incurable. J’en étais esclave et bras droit. Mon zèle se nourrissait du mal et du sang de mes victimes. Plus j’en persécutais, plus j’en cherchais vers d’autres horizons. Presqu’une addiction. Le Christ se posta sur la grève de mon cœur, esquissa une besogne fastidieuse et colossale : me libérer des tonnes de détritus qui en défiguraient la surface, et en infectaient les profondeurs.

Sur ce chemin de Damas, Dieu Lui-même m’arrêta dans ma folie, rendit ma raison saine, me réconcilia avec Lui et avec moi-même. Ce que j’essayais d’appliquer en force par la loi, Il l’avait déjà amené à la perfection par l’amour, en s’offrant pour effacer la dette de l’humanité entière. Je pénétrai dans le saint des saints, le tabernacle de l’amour. Je fus désarmé au toucher de sa personne. Mon cœur capitula, hurla son unique priorité : demeurer caché dans son étreinte, me laisser aimer comme jamais. Rien n’existait en dehors de nos retrouvailles.

La loi qui prenait mon cœur en tenaille, le rendait dur comme du silex, fondit sous l’effet de la lumière aveuglante qui jaillit de nulle part. La vie déferla, se fraya un chemin comme un torrent issu d’une pluie bienfaisante, s’infiltra dans l’intimité et lui offrit un printemps originel. Mon cœur dégela, se délecta de ce nectar de grâce et devint chair. Je fis connaissance avec la grâce dans une étreinte qui fit danser mon être de reconnaissance.

Merci pour cet amour qui, au lieu de m’écraser, me relève, au lieu de m’emprisonner m’affranchit, au lieu de me couvrir d’humiliation à cause de mes fautes, m’ouvre une voie royale vers l’accomplissement de soi en Toi.

La lame qui a esquissé une entaille dans mon cœur auparavant, venait d’achever sa mission. Plus noble et plus influente que la circoncision que je porte dans ma chair, celle-ci me marqua du sceau divin, me permit l’accession à mon héritage, celui pour lequel je fus créé.

Ma religion encombrait ma vie de dogmes et rites répétitifs, lourds à accomplir. Son amour m’a orienté enfin vers la direction de ton cœur et tes bras, et j’accomplis la loi aisément, porté par notre communion dont l’essence et le projet sont simplement aimer et être aimé.

Najat

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