
Référence biblique : Luc 10 : 25 – 37
La distance me séparant de Jéricho était de plus de vingt kilomètres. Je me hâtais de les parcourir, espérant atteindre ma destination avant la nuit. Les paysans s’affairaient dans leurs champs, la nature chantait son bonheur d’exister, la vie circulait dans le mouvement matinal de la faune et la flore… mais j’y prêtai une attention partielle, absorbé dans mes pensées qui papillonnaient d’un souci à l’autre. Par moments, le chemin devenait désert, pas âme qui vive. Pensant aux brigands des chemins, j’écartai vivement l’idée. Ils n’oseraient jamais se manifester en plein jour ! Mais finalement, ils avaient osé.
J’entendis des bruissements singuliers sur le côté, j’y prêtai à peine attention lorsqu’ils sortirent de nulle part comme des félins, bondissant sur moi en criant pour m’intimider. J’étais bien seul face à une horde de fous furieux. Nombreux et déterminés, ils m’arrachèrent avec une violence inouïe mes affaires, ma bourse, tout ce qui avait de la valeur. Bien qu’ils aient pris ce qui les intéressait, je sentis les coups pleuvoir comme des grêlons de fer. Ma sensation de la douleur monta en flèche, atteint son paroxysme sous le déferlement de toute cette brutalité haineuse et gratuite. Chacun déversait sur moi le trop plein de ses propres traumatismes, ses frustrations existentielles, me transférant leurs violences subies, leurs révoltes, leurs misères.
Lorsque mon cerveau enregistra la fin de l’attaque, mon corps nota que ses meurtrissures et les coups encaissés lui ont subtilisé toute mobilité, toute réaction, comme si la machine était à l’arrêt. J’étais allongé au bord de la route poussiéreuse, mêlant le sang de mes blessures à un étrange sentiment de misère humaine intérieure, toute nouvelle pour moi, et insupportable pour mon âme. Aucun membre de mon corps ne m’obéissait. La violence de frappe avait coupé toute connexion entre moi et mes jambes, mes bras… Mes transmissions motrices avaient disjoncté, je ne pouvais ni bouger, ni crier, ni me trainer. Le seul espoir était qu’il faisait jour, et que quelqu’un finirait par passer par là. Attendre et espérer…
L’écho de pas lointains me parvint, et je retins ma respiration, guettant une issue heureuse à ma situation. Une personne seule s’approchait lentement de l’endroit où je gisais, et en entrant dans mon champ de vision troublé par le sang et la sueur, je perçus un homme qui me dévisageait sous toutes les coutures. Mon Dieu, c’est un sacrificateur ! Un grand connaisseur des Saintes Ecritures, vivant dans la crainte de l’Eternel. Qui peut me tendre la main et me secourir mieux que lui ?
Je me réjouissais de voir la fin de mon calvaire, vibrant de gratitude pour son passage sur cette route. Curieusement, il examina du regard le sang que j’avais perdu ainsi que l’état de mes blessures. Je me disais qu’il évaluait la situation pour savoir comment me soigner et par quoi commencer. Seulement, mes larmes se mêlèrent à ma sueur et au sang coagulé lorsque je le vis s’éloigner, pensif mais pas disponible pour s’occuper de moi. Il avait certainement une cérémonie à gérer, une réunion de jeûne et prière à diriger… Les gens pieux devaient l’attendre, et il valait mieux être à l’heure !
Je me sentais encore plus mal qu’avant. Si seulement il n’était pas passé par là. Mes pensées vagabondèrent derrière la destination de ce sacrificateur, et je l’imaginai animer une réunion dont le thème est la compassion, citer la loi et les prophètes pour expliquer l’amour de l’Eternel envers son peuple, enseigner l’observance des ordonnances bibliques. A quoi lui sert-elle toute cette connaissance ? N’est-elle pas un poids qui embarrasse sa tête, poids qu’il suffisait juste de faire descendre dans les profondeurs de son cœur où il serait transformé en amour à partager, à offrir, à exprimer, et il deviendrait aussi léger qu’une brise céleste ?
Mon cœur tressaillit d’espoir lorsqu’un nouveau bruit de pas percuta mes oreilles. « Seigneur, ne permets pas que ce soit un autre sacrificateur pressé ! » Le rythme des pas saccadés diminua, et je patientai jusqu’à ce que la silhouette d’un homme se distingua devant moi. Malgré mes yeux blessés et embués, je reconnus un lévite. Je remerciai le Seigneur, certain d’être au bout de mes peines. Du fait de leurs fonctions, les lévites sont consacrés à l’Eternel, chantent ses merveilles et le servent au temple continuellement. Ils ont sûrement plus de compassion pour leur prochain.
L’homme de Dieu est là, étudiant mon état et peut-être aussi la manière adéquate pour me porter secours. J’attendais, comme suspendu entre ciel et terre, ne sachant si j’allais voler dans les airs ou bien descendre en chute libre. Finalement, je n’étais pas allé plus haut, c’était la chute libre. Il me tourna le dos et continua sa route, l’air heureux d’appartenir au peuple choisi de l’Eternel, convaincu d’avoir fait le bon choix de rejoindre sa destination pour vaquer à ses occupations.
Si la déception était une absinthe, j’en bus deux belles gorgées ce jour-là. Combien j’aurais aimé être inconscient et ne pas assister à leur indifférence. Ils n’avaient même pas pris le temps de vérifier si j’étais mort, au vu de l’état de mes blessures. Demeurer pur ou impur, telle était la préoccupation de l’un et l’autre. Mon toucher devenait l’interdit à respecter.
Le peu de forces qui me restaient m’abandonnaient, pareilles à un liquide s’écoulant entre les doigts sans qu’on puisse le retenir. J’aurais souhaité mourir dans ma maison, entouré des miens, les regarder une dernière fois, leur laisser mes instructions pour la suite, juste exprimer ce qui est important à mes yeux et que je n’ai pas osé leur dire auparavant… Quelle triste mort, abandonné sur ce chemin désert ! Si mes blessures n’arrivaient pas à bout de ma résistance, la nuit m’achèverait. « Seigneur, abrège mes souffrances, que tout cela s’arrête ! »
Lorsque le sol vibra du son de nouveaux pas qui se rapprochaient, la résignation m’avait écroué dans ses geôles, et je ne m’attendais plus à rien, comme un animal en cage que l’on dévisageait, regardait un moment et passait son chemin. Seule subsistait en moi la curiosité de voir quel type de personnes c’était : un scribe, un pharisien, un collecteur d’impôts, un simple juif…
Le bruit de plusieurs pas se distinguaient, ceux d’une personne et ceux d’une monture. Un homme vint se pencher sur moi, scrutant les dégâts sur mon visage et mon corps. Lorsque je me rendis compte que c’était un samaritain, je fis le pari de le voir déguerpir dans moins d’une minute. Les juifs et les samaritains ne se mélangeaient pas, ne se touchaient pas, évitaient tout contact ou relation sociale. Je détournai mon regard affaibli pour ne pas le voir partir, et m’éviter une troisième déception qui rajouterait une dose supplémentaire à mon désarroi. Si les deux juifs religieux, de ma race et de mon peuple, ne s’étaient pas arrêtés, que pourrais-je espérer de ce samaritain, ennemi des juifs ? Non, c’était fini, rien à attendre, rien à espérer…
Les secondes de silence interminables étaient témoins de mon destin déposé dans les mains de cet inconnu. Le temps s’étira comme un ciel infini, hors d’atteinte. Je ne perçus aucun mouvement, pas de bruit de pas s’éloignant. Subitement, le toucher de la main du samaritain fit jouer sur le clavier de mon âme les notes les plus joyeuses de ma vie, et sonna le glas de mes insidieuses angoisses. Je crus sentir le toucher du doigt de Dieu. A mon grand soulagement, je perdis le pari.
Il examina délicatement mes blessures, alla à sa monture apporter du vin, de l’huile et des bandelettes, et prit le temps nécessaire pour soigner mes plaies, les bander et soulager mes douleurs.
A chaque fois que ses mains me prodiguaient les soins, je recevais avec gratitude une ondée de compassion et un regain de force. Le Seigneur avait envoyé deux religieux et un samaritain, et c’est celui-ci qui s’était trouvé avec un cœur de chair, sensible à ma souffrance, écartant les codes et traditions contreproductifs, laissant sa compassion se répandre envers un inconnu mourant. Je mesurai l’étendue de mes conceptions erronées. Ceux de mon peuple étaient les plus à même de me porter assistance, étant des enfants d’Abraham unis par la loi de Dieu et les Saintes Ecritures. Seulement, notre histoire glorieuse et nos rites sacrés n’étaient pas suffisants pour que s’écoule la vraie vie dans leurs entrailles, pour que leurs programmes spirituels soient mis de côté le temps de secourir un homme agressé, entre la vie et la mort.
Mon corps n’était pas le seul à être brisé. A l’intérieur, le miroir déformant de ma vision des samaritains éclata en milliers de fragments, le voile ancestral issu des aléas d’une histoire humaine se déchira, et les murs frontaliers élevés entre nos ethnies se désagrégèrent, donnant toute la place au Soleil de Justice qui inonda les coins reculés de mon âme, restée longtemps prisonnière de la haine et du rejet. La Lumière fit irruption, s’infiltra dans les abysses de mes convictions faussées, faisant remonter à la surface mon mépris pour le peuple samaritain, comme Elie fit remonter le fer de la hache en plongeant le bois dans l’eau. Les métaux lourds de mon cœur firent surface, et s’exposèrent à la lumière de Dieu pour fondre et disparaitre, par l’effet de sa chaleur.
Ma confusion devant un tel constat fit place à une reconnaissance colossale. Cet homme, plus que tous les religieux réunis, a accompli la loi et les prophètes par l’amour de son prochain qui n’était autre que son ennemi. Il mit le comble à son action et me déposa dans une hôtellerie, paya tous les frais, engagea le responsable à pratiquer les soins nécessaires et à mettre sur son compte tous les frais supplémentaires, qu’il lui paiera à son retour. Je réalisai plus tard que cet homme a couru un risque en entrant dans une ville juive, aurait pu certainement être accusé par les juifs présents dans l’hôtellerie de m’avoir lui-même agressé. Le langage de son cœur envers un blessé anonyme fut le plus fort.
L’équilibre de mon écosystème où j’évoluais jusqu’à maintenant s’effondra, devint poussière. Je fus témoin de l’émergence d’un nouvel environnement où la vie d’en haut, l’amour inconditionnel devinrent l’essence, le maitre mot. Les doigts de Dieu écartèrent les nuages et ouvrirent un sentier à sa Lumière, faisant resplendir sa face sur moi. Mon cœur de pierre, comme les tables de la loi, s’effrita et un cœur de chair, parcouru de part en part par une grâce imméritée, esquissa ses premiers battements, composant un hymne naissant et reconnaissant en l’honneur de l’amour du Créateur.
Esaïe 58 : 6 – 10 :
« Voici le jeûne auquel je prends plaisir : détache les chaines de la méchanceté, dénoue les liens de la servitude, renvoie libres les opprimés et que l’on rompe toute espèce de joug. Partage ton pain avec celui qui a faim, et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile. Si tu vois un homme nu, couvre-le. Et ne te détourne pas de ton semblable. Alors ta lumière poindra comme l’aurore… Ta lumière se lèvera sur l’obscurité, et tes ténèbres seront comme le midi. »
Najat